La Lettre
Tout ce qui est nécessaire et aussi peu que possible.
L’interview était initialement prévue comme une conversation classique avec les architectes Sevim Yildiz et Tina Schnörringer. Mais au lieu du jeu traditionnel de questions-réponses, nous reproduisons ici une conversation personnelle et interdisciplinaire qui suit son propre cours. La conversation offre un aperçu de leurs histoires personnelles, révèle leurs perspectives et met en lumière comment leurs parcours respectifs ont façonné leur travail et leur vision du monde de l’architecture. Il en ressort clairement l’importance que l’architecture revêt dans leur vie et comment cela est lié à leur appartenance au Werkbund.
Sevim Yildiz : Je travaille actuellement à la rénovation et reconversion d’une maison paroissiale centenaire à Zurich-Enge. Le bâtiment est classé monument historique et je dirige ce projet pour le bureau Helsinki Zurich. Travailler avec d’anciens bâtiments existants est souvent un défi, car peu de documents sont disponibles et les architectes d’origine ne sont plus en vie. Heureusement, nous avons pu accéder aux fonds d’archives du gta. (Note de la rédaction : « gta » signifie Archives de l’Institut d’Histoire et de Théorie de l’Architecture).
Je ne m’intéresse pas seulement aux maisons très anciennes, mais aussi à la question de savoir pourquoi les bâtiments qui n’ont que trente ou quarante ans sont souvent déjà démolis simplement parce qu’ils sont jugés laids. Pendant de nombreuses années, des idées fausses sur le bâti se sont répandues dans la société. C’est devenu mon cheval de bataille, tout comme le postmodernisme, l’architecture high-tech et tout ce qui semble inapproprié dans l’espace urbain et qui représente néanmoins une époque.
Je me demande si l’architecture est une affaire élitiste et si les gens ne perçoivent parfois que le terrain et non le bâtiment lui-même. À un moment donné, j’ai réalisé que l’on ne peut exercer qu’une influence limitée en architecture, car de nombreuses décisions sont déjà prises au niveau de l’aménagement du territoire.
Les bâtiments classés monuments historiques offrent des enseignements importants qui peuvent être appliqués à d’autres constructions. Nous devons souvent intervenir pour déterminer si un bâtiment doit être démoli ou conservé. Ne devrait-il pas être évident de le préserver ? Une voiture est régulièrement entretenue ; mais pour les bâtiments, on attend souvent qu’ils tombent en ruine avant de les démolir. Il est important de développer une autre culture à cet égard. Qui décide de la valeur d’un bâtiment, comment cette valeur est-elle mesurée ? Aujourd’hui, on ne peut plus se permettre de tout jeter. Il manque une éducation culturelle. Dans les écoles, il n’y a presque plus de cours dans ce domaine, et le grand public a fait preuve de peu d’intérêt pour cette matière. Il serait important de promouvoir l’appréciation de la culture du bâti dès l’enfance. Il existe des associations et des organisations qui essaient de le faire, mais ce n’est pas encore suffisant.
Tina Schnörringer : Je travaille actuellement sur deux projets qui illustrent bien ce qui caractérise notre bureau : l’architecture et le conseil aux maîtres d’ouvrage, principalement pour des coopératives d’habitation. Il s’agit d’une rénovation pour la coopérative « Zum Korn », où des bâtiments des années 1940 ont été modernisés et mis aux normes. L’échange avec les services de protection du patrimoine a été particulièrement intéressant. Le défi était de rénover les bâtiments tout en préservant leur caractère historique. Notre philosophie est de ne changer que ce qui est nécessaire et de trouver la solution adéquate pour la maison.
Sevim Yildiz : Il ne s’agit pas toujours seulement de reconstruction ou de restauration, mais de comprendre la pensée des architectes. J’ai autrefois participé à de nombreux concours, mais aujourd’hui, presque plus. De nouvelles idées surgissent souvent lorsqu’on regarde un projet plus tard. La question se pose alors : avons-nous encore le temps de repenser les choses ?
Dans le bureau, les aspects interpersonnels jouent un rôle important. En tant qu’architecte, il est important pour moi de développer des concepts à travers les échanges, pas seulement de dessiner et de concevoir. La gestion des questions familiales et de santé influence également le processus de travail. Comment les gérer de manière appropriée sans offenser personne ?
On s’identifie à une idée, puis la critique arrive. Il faut de la grandeur et de la flexibilité et réagir adéquatement. Nous apprenons à affronter et gérer la critique dès nos études. Certains savent bien y faire face, d’autres non. Les architectes des générations précédentes se mettaient en avant ; nous agissons souvent différemment aujourd’hui.
Les bâtiments existants ont déjà fonctionné pendant cent ans, et même l’administration montre ici une certaine flexibilité. Construire avec l’existant devient de plus en plus important, car nous ne pouvons plus nous permettre de tout jeter. Nous devons nous concentrer sur la réparation, l’entretien et la durabilité. La question qui se pose est : un changement est-il vraiment nécessaire ?
Tina Schnörringer : La formation est axée sur les nouvelles constructions et est souvent en conflit avec la construction existante. La durabilité n’est pas un sujet nouveau, mais il était difficile à l’université de faire des projets de rénovation, car il est plus difficile de montrer ce que l’on avait appris dans la conception. Construire avec l’existant relève davantage d’une attitude.
Sevim Yildiz : En Turquie, j’ai souvent été confrontée à de vieilles maisons ; ce n’est que par le biais du projet d’Arno Lederer pour le Palais de la République que j’ai développé une position consciente à ce sujet. Il a montré qu’on pouvait conserver un bâtiment et lui donner un nouvel habit. À l’époque, peu de gens faisaient avancer la reconversion et la construction avec l’existant. Nous avons été fortement influencés par notre formation à Karlsruhe ainsi que par Peter Fierz du Werkbund suisse.
L’important est de comprendre le contexte et les références. Alban Janson a fortement souligné le thème de la « perception de l’espace et de la phénoménologie », ce qui peut être analysé sur les bâtiments existants, mais ne peut être appliqué que dans une certaine mesure. Interventions minimales est un sujet de cours proposé par certains professeurs.
Tina Schnörringer : C’est surtout mon professeur « Alban Janson » pour qui j’ai aussi été assistante, qui m’a inspiré. J’y ai appris à concevoir de nouveaux bâtiments et aussi à travailler sur des rénovations.
Sevim Yildiz : A-t-il aussi travaillé sur des projets dans le bâti existant ?
Tina Schnörringer : Oui, mais quand j’ai fait mon diplôme en 2005, seulement trois projets sur cinquante traitaient de l’existant. Un an plus tard, les meilleurs projets au Forum d’Architecture étaient presque tous des projets dans le bâti existant – c’est fou comme la perception a changé.
Sevim Yildiz : Des initiatives comme « Architects for Future » ont également fait évoluer notre façon de penser, nous les architectes. Mais beaucoup craignent de travailler sur l’existant à cause des surprises imprévisibles.
Tina Schnörringer : La Suisse est particulière à cet égard. Il y a quinze ans, Kees Christiaanse disait qu’aux Pays-Bas, beaucoup de choses étaient conservées et transformées, alors qu’ici, on démolissait. A l’époque, la Suisse prenait une autre voie, dont les conséquences sont perceptibles aujourd’hui.
Sevim Yildiz : Les Pays-Bas ont été l’un des premiers pays à maîtriser la gestion du bâti existant, et il est difficile de suivre le rythme.
Tina Schnörringer : En Suisse, on démolit souvent pour gagner quelques mètres carrés de plus.
Sevim Yildiz : Les agents immobiliers ont souvent des valeurs différentes de celles de la protection des monuments historiques et de la société. Le Werkbund tente de médiatiser ces valeurs. Dans l’artisanat, on trouve plus de reconnaissance ici qu’en Allemagne. La protection des monuments ou, plus généralement, la discussion sur la culture du bâti peut parfois sembler de la « petite épicerie », mais si personne ne répare plus de vieilles maisons, rien ne fonctionne plus. Sans de bons architectes et artisans, il ne reste que des fenêtres en plastique, et je veux éviter cela. Il s’agit de préserver, de conserver et de continuer à construire de qualité.
Tina Schnörringer : Pendant mes études, les réflexions stratégiques étaient souvent négligées, et nous étions peu préparés à ce qui nous attendait ensuite – en particulier la pensée hors des sentiers battus et la communication avec des maîtres d’ouvrage difficiles. J’espère que cela a évolué dans l’enseignement.
Sevim Yildiz : En Allemagne, j’ai dû compléter ma formation d’architecte, et des thèmes tels que ceux-ci ont été abordés. Pendant nos études, nous avons peu appris sur ces sujets ; nous avons dû apprendre beaucoup de choses à côté, comme concevoir des affiches, faire des présentations et convaincre avec nos projets. Il n’y avait pas de promotion active de la communication.
Tina Schnörringer : La gestion des conflits n’était pas non plus un sujet, même si c’était notre quotidien. Nous avons été jetés dans l’eau froide, sans apprendre correctement la mise en page ou la typographie, et nous devions nous fier à notre instinct.
Sevim Yildiz : Une formation peut être conçue efficacement afin de mieux faire progresser les étudiants, mais il y a aussi des changements.
Tina Schnörringer : Une formation est comme un pot. Par exemple, dans un lycée, les matières artistiques sont souvent négligées parce que les matières STIM sont privilégiées. Dans les études d’architecture, il y a tellement de choses à apprendre – en trois ans de bachelor et deux ans de master.
Sevim Yildiz : Nous avons, par exemple, eu l’occasion de créer une partition, semblable à celle d’une œuvre musicale, d’un bâtiment, ce qui a impressionné tout le monde. L’enseignement doit être ouvert à de nouvelles approches. Nous avions cependant aussi des enseignants qui s’accrochaient à des concepts traditionnels, qui avaient aussi leur légitimité.
Tina Schnörringer : Parce que nous sommes des ingénieures diplômées, nous avions plus de libertés et pouvions décider d’étudier plus longtemps.
Sevim Yildiz : Dans notre bureau, il y a quelqu’un qui a étudié à Aix-la-Chapelle. Il a fait un bachelor en architecture et ensuite um master en urbanisme. Il travaille maintenant comme urbaniste. Chez nous, cette distinction n’était pas aussi claire. Je me suis concentrée sur l’étude des bâtiments et l’histoire de l’architecture et n’ai suivi qu’un minimum de cours d’urbanisme.
Aujourd’hui, il est plus facile de promouvoir l’échange entre les universités, mais l’espoir de Bologne s’est souvent manifesté uniquement par des temps d’étude plus courts. Le passage de Berlin à Paris reste difficile, car il est soigneusement encadré. Je vais bientôt étudier à l’ETH et je voulais suivre des cours à la ZHAW Winterthur, mais l’ETH ne les reconnaît pas parce que c’est une école technique. Le système éducatif a été bouleversé, mais ce n’est pas aussi simple qu’espéré.
On apprend des choses fondamentales comme la lecture, l’interprétation littéraire et la promotion artistique, mais le rapport à la ville – comment on la perçoit – est souvent négligé. Des questions comme « De quand date ce bâtiment ? » sont rarement posées.
Tina Schnörringer : Habiter et se déplacer en ville sont des questions existentielles. Les maîtres d’ouvrage viennent souvent avec des photos Instagram et veulent exactement ce qui y est montré. Cela remet en question l’essence du regard et montre le revers de la médaille d’une société fortement marquée par les images.
Sevim Yildiz : Autrefois, on concevait des maisons par le dessin avant de les construire, aujourd’hui, presque tout passe par des rendus ; la numérisation est à peu remise en question. Les hachures devaient autrefois être laborieusement créées à la main ; à l’inverse, les outils de conception numérique offrent de nombreuses possibilités.
Tina Schnörringer : Que l’on conçoive à la main ou de manière numérique, cela fait une différence dans le processus créatif. On ne doit pas opposer ces deux mondes. Dans le Werkbund, on ressent, à travers les échanges, l’importance de la discussion sur ces sujets.
J’ai participé longtemps avant mon adhésion à vos événements, car les échanges m’intéressaient énormément. Surtout lors des deux derniers événements, je me suis sentie très enrichie en tant que membre actif.
Sevim Yildiz : Mon premier travail bénévole a été pour patrimoine Suisse, où j’ai beaucoup appris sur la préservation des bâtiments. L’échange était très enrichissant. Il ne s’agit pas seulement de bâtiments classés monuments historiques. Je pense que nous devrions faire plus dans les écoles pour transmettre la culture du bâti. Si nos enfants ne s’intéressent pas à la culture du bâti, ils ne comprendront pas plus tard ce qui en découle – que ce soit pour des maisons imprimées en 3D ou d’autres procédés modernes. Il est important de préserver la culture du bâti et de reconnaître ce que nous avons oublié. Aujourd’hui, tout le monde parle de la terre, quelque chose que nous avons longtemps ignoré. Si nous gardons ces techniques traditionnelles en vie, nous avons accompli beaucoup.
Tina Schnörringer : Je trouve formidable d’aborder de tels sujets dans la pratique. L’artiste Philip Matesic, a lancé il y a quelques années les « Theory Tuesdays » – une plateforme pour des discussions théoriques. Plus tard, les « Practical Fridays » ont été ajoutés, où l’on partageait des connaissances de manière pratique. Partager ces expériences et travailler ensemble, nous a élargi nos horizons.
Sevim Yildiz : Il s’agit du lien entre la main et le cerveau. Ce lien a quelque chose de graphique, de temporel. Construire ensemble fait beaucoup – dès que quelque chose que j’ai accompagné est construit, je ressens une joie incroyable. Il est difficile d’atteindre ce niveau avec autre chose. Il faut toujours quelque chose de nouveau et d’excitant.
Le Werkbund est idéal pour cela. On y apprend à présenter ses idées et on se rend compte qu’on n’a jamais vraiment fini d’apprendre.
Tina Schnörringer : Je trouve agréable, dans la vie quotidienne, de redevenir novice en quelque chose. Notre quotidien est si organisé qu’il est bon, de temps en temps, de recommencer à zéro.
Sevim Yildiz : Cela montre qu’on peut encore beaucoup apprendre. Dans notre métier, on accumule beaucoup de connaissances, mais dès que les conditions changent, il faut se réouvrir et accueillir de nouvelles contributions. Cela rend notre métier passionnant et exigeant. Le Werkbund est particulièrement précieux ici, car les échanges avec des personnes de divers métiers de la création se font sur un pied d’égalité.
Tina Schnörringer : Les architectes restent souvent entre eux. Il est tellement enrichissant de plonger dans d’autres mondes.
Sevim Yildiz : J’ai par exemple remarqué que les historiennes de l’art et les concepteurs visuels pensent encore beaucoup plus en images. C’est fascinant ce qu’ils remarquent, que moi-même je ne vois même pas.
Nous voyons le Werkbund comme un lieu de réflexion, qui ouvre de nouvelles perspectives et incite à l’autoréflexion. Il est important que le Werkbund ne soit pas seulement apprécié comme un réseau, mais surtout pour ses échanges de contenu et ses différentes perspectives.
Tina Schnörringer : L’interrogation commune sur un pied d’égalité est essentielle. Au Werkbund, on ne dit pas « trop de cuisiniers gâchent la sauce » – au contraire : c’est enrichissant et inspirant. Le nouveau site Web offre un excellent aperçu des événements, et parfois je pense : Oh, j’ai manqué ça, manqué ça, manqué ça… Je voulais vraiment aller à ces événements aussi.