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2/24 – Choucroute, un mur et des lieux superposés

Choucroute, un mur et des lieux superposés

Renata Burckhardt est dramaturge, chroniqueuse à NZZ Bellevue et enseignante d’art, de littérature et de théâtre. Elle dirige des ateliers d’écriture dans diverses institutions théâtrales et littéraires et a reçu plusieurs prix littéraires, dont récemment une bourse de la ville de Zurich en 2023. En 2021, sa nouvelle ALMA est parue aux éditions d’art et d’architecture «aboutbooks». Depuis 2024, elle est membre du Werkbund.

La lettre 2/24, 04.09.2024, Text: Renata Burckhardt | Traduction: Fabienne Schild SWB
Photographie: Anne Morgenstern

Un mardi en plein été, alors que je venais de baisser les stores pour protéger l’appartement de la chaleur étouffante, j’ai soudainement compris que les mots «interdisciplinarité», «transdisciplinarité» et «multidisciplinarité» m’ont toujours irritée. Petit retour en arrière : lorsque j’étais adolescente, ma mère avait déposé un article de journal devant ma porte. «Lis ça à l’occasion.» Un psychologue du travail y parlait des défis auxquels les personnes aux intérêts multiples peuvent être confrontées. Bien sûr, à l’époque, je m’étais agacée de la sollicitude maternelle – comme il se doit pour une adolescente. Mais j’ai toujours l’article aujourd’hui. Et je réalise une fois de plus que les mères ont raison. Peut-on ne pas s’intéresser à différentes disciplines, perspectives, méthodes, connaissances, façons de penser? Cela ne se produit-il pas automatiquement?

Image: Renata Burckhardt

De toute évidence, je ne suis pas une spécialiste, mais j’ai longtemps peiné à devoir vouloir en devenir une. Pendant mes études à la Hochschule für Gestaltung und Kunst de Bâle, j’écrivais principalement pendant les travaux de projet, ne transformant les idées en matière qu’à la fin du processus. Dans les expositions, je ne montrais ni peintures, ni vidéos, ni gravures, mais installais de grands poteaux pour panneaux de signalisation dans une immense halle industrielle ou montais de gros cylindres dans l’espace public, sous lesquels on pouvait se glisser à l’aide d’un palan pour écouter un texte et de la musique concrète en étant isolé. Les professeurs disaient : «Dasch scho e weneli eige.» (C’est quand même un peu particulier). À peine avais-je écrit mes premières pièces de théâtre qu’on me disait à nouveau que mon écriture était étonnamment visuelle, et au cours de ma première bourse de promotion pour jeunes dramaturges, le dramaturge principal me demanda : «Veux-tu devenir auteure, metteuse en scène ou artiste visuelle?» Plus tard, pendant que je faisais un Master of Advanced Studies in Curating, un collègue constata : «Tu ne penses pas comme une curatrice, mais de manière spatiale,» et pour l’exposition que j’avais réalisée à l’époque, j’avais présenté une mise en scène d’une demi-heure avec deux acteurs. Dans un théâtre de ville en Allemagne, un dramaturge critiqua à nouveau l’une de mes mises en scène en ces termes : «Tu fais du théâtre et refuses le théâtral.» À l’époque, l’acteur m’a cependant fait un signe de tête et murmuré : «C’est justement ça qui est bien.» Je ne l’oublierai jamais. Pourtant, là aussi, pour la centième fois, j’ai balbutié une sorte d’excuse.

Image: Renata Burckhardt
Image: Renata Burckhardt

Heureusement, de nombreuses années ont passé depuis, et on ne s’efforce plus de délimiter les disciplines les unes des autres. Surmonter les frontières, se mouvoir dans l’entre-deux, dans le «à la fois et aussi», dans le «ici et ailleurs» est trop beau pour ne pas le pratiquer. Mais ce qui m’intéresse avant tout et en fin de compte dans toutes mes activités, c’est: l’espace. Comment est-il utilisé? Comment est-il raconté? Comment est-il distribué? Comment est-il occupé? Quand est-ce qu’il nous incommode? Que fait-il avec nous? Où est-il mal organisé? Où devient-il un fardeau? Quand est-il juste un statut? Où reste-t-il dénué de sens? Où les espaces dévorent-ils l’âme? Quand devient-il beau? Peut-on posséder un espace si on l’habite à peine? Des questions qui peuvent être politiques, sociologiques, artistiques, esthétiques, narratives, sociétales, visuelles, théâtrales et musicales à la fois. Dans «Lemon Tree», Peter Freudenthaler chante le changement d’espace sous forme d’hommage : «I’d like to change my point of view – isolation, is not good for me.» Et génial, comment Avien Lucien explore l’espace acoustiquement avec : «I am sitting in a room different from the one you are in now. I am recording the sound of my speaking voice, and I am going to play it back into the room again and again, until the resonant frequencies of the room reinforce themselves (…).»

Qu’il s’agisse de thèmes, de contenus ou d’espaces : les délimitations spatiales sont en fait quelque chose de fou. Quand je suis assise dans un café et que je regarde dehors sur une place, je suis toujours fascinée de voir comment, en raison de quelques centimètres de mur seulement, je ne suis plus dans le bruit de la rue dehors, mais à l’abri dans un café, à quelle vitesse je peux me démarquer du monde qui commence à quelques centimètres à peine. Et comment, de ce fait, je suis immédiatement identifiable comme cliente de ce café. L’espace me définit. Si je pouvais mettre de côté le mur, je prendrais aussitôt une autre place dans le monde. En réalité, le monde est presque entièrement constitué d’espaces extérieurs – une immense inconnue permanente partout – dont nous essayons de nous démarquer pour pouvoir peut-être nous définir. Les délimitations spatiales me semblent parfois être comme un jeu. Là tu es, ici je suis – c’est le tien, c’est le mien.

 

Bien sûr, les délimitations sont un phénomène sans lequel le monde ne fonctionnerait pas. Sans délimitations, les espaces ne pourraient être distingués les uns des autres, et donc, il n’y aurait pas de scènes dans lesquelles nous pourrions jouer nos rôles. En franchissant une frontière – porte, mur, rideau, cage d’escalier, seuil, grille, patch, frontière nationale, login, fenêtre, mot de passe, joystick, manette, entrer dans la Cinquecento, sortir de la Cinquecento – nous pouvons entrer en scène et créer des scénarios. Dès que nous entrons dans un espace, il devient le théâtre d’un jeu drôle ou sérieux. Les lieux nous poussent à jouer un rôle – que nous le voulions ou non. Par ailleurs, «être à un endroit» est devenu beaucoup plus complexe. Bonjour la numérisation, la virtualisation, l’immersion, la simultanéité, la folie des voyages. Bonjour l’augmentation de la simultanéité. Les espaces se superposent de plus en plus. «Époque du simultané», appelait Michel Foucault, le philosophe français, le présent d’aujourd’hui. Où et quand jouons-nous quel rôle, comment – et combien de rôles à la fois? Nous pouvons jouer d’innombrables rôles, réels et fictifs, nous pouvons être présents dans différents espaces simultanément, nous pouvons entrer en scène ici et sortir de scène là. L’espace est devenu indiscernable. Et parfois, nous en perdons nos repères.

 

Peut-être aimons-nous pour cette raison la «nature sauvage» ou un «vaste paysage» (tous deux n’existent peut-être pas ou plus) – parce que nous pouvons nous y dissoudre, être libérés d’un rôle. Le vide merveilleux qui s’étend en nous quand nous glissons longuement sur la mer ou que nous sommes dans le désert. Pourtant, le paysage est aussi une forme de spectacle – auquel nous pouvons presque assister sans participer. Regarder et «simplement être», sans être appelé à l’action : c’est merveilleux! Dommage que nous exploitions les paysages jusqu’au dernier mètre carré. Et ainsi, nous les transformons en lieux architecturaux. Mais les lieux architecturaux nous tiennent responsables. Ils exigent quelque chose de nous. Ce sont des scènes et des décors créés par nous. En eux, nous nous rendons compte que nous devons nous comporter d’une certaine manière. Ici, il y a des actions présentes, passées et futures. Et ici, il ne se passe pas seulement quelque chose en ce moment (quelqu’un se gratte la jambe, quelqu’un mange, quelqu’un casse une assiette, un chat miaule, quelqu’un pense au dîner, un gros moustique bourdonne sur le mur), quelque chose s’est également passé hier, avant-hier et avant-avant-avant-avant-hier, et quelque chose se passera également demain, après-demain et dans treize ans et demi.

Une scène à un endroit est liée à d’innombrables autres scènes. Peut-être qu’ici, il y a vingt-sept ans, un cochon d’Inde a rendu son dernier souffle, peut-être qu’ici, il y a cinquante ans, un habitant a lâché un énorme pet qui a poussé sa femme à décider de l’empoisonner lentement à l’arsenic, ce qu’elle a réussi; peut-être que dans quatre ans, une femme enceinte de neuf mois va surgir par la porte, se coucher sur la table, et toutes les personnes présentes vont courir à la cuisine chercher des serviettes mouillées, parce qu’elles ont vu dans les vieux films que les serviettes mouillées sont la clé de tout lors d’un accouchement. Ou peut-être que dans soixante ans, Meryem Dogan va manger de la choucroute avec de la saucisse pour la première fois, parce qu’elle aura conservé un vieux livre de cuisine de son arrière-arrière-grand-père et aura décidé de cuisiner quelque chose à partir de celui-ci.

Nous sommes étrangement connectés aux actions qui se déroulent, se sont déroulées ou se dérouleront à un endroit donné; avec le cochon d’Inde mourant, avec l’homme qui pète, avec une naissance, avec la choucroute. Heureusement, nous n’y pensons généralement pas, par exemple lorsque nous nous trouvons dans de belles et vieilles chambres d’hôtel. Dans ma nouvelle ALMA, la protagoniste ressent la superposition spatiale ainsi : «Depuis qu’A. est de retour, elle prend de temps en temps un bain, parce que c’est ce que font les autres quand ils veulent se détendre. Elle pose ses pieds sur le rebord de la baignoire et comprend que son père a donc regardé ces carreaux vert clair pendant des années quand il prenait son bain. Ainsi, dans ces carreaux, les regards d’A. post mortem rencontrent avecceux de son père, et A. a l’impression que la couleur des carreaux change, devient plus douce, plus tendre aussi dans la matière. Elle reste immobile jusqu’à ce que la surface de l’eau dans la baignoire soit lisse et ressemble à du verre, et elle, à un objet d’exposition dans un musée d’histoire naturelle. Pendant ce temps, les carreaux restent paisiblement à leur place.»

Image: Renata Burckhardt

Les lieux architecturaux ne deviennent réels pour nous que lorsque nous y sommes. Ce n’est qu’alors que nous nous découvrons, et l’espace s’étend et se contractegrâce à nos interactions. «Chaque l’état physique s’inscrit dans une dimension qui s’étend entre étroitesse et largesse,» dit Hermann Schmitz. Tout le monde connaît l’atmosphère lorsqu’un lieu architectural subit peu ou pas d’action; quand on entre dans une maison inoccupée ou l’appartement d’une personne solitaire ou décédée. Quelque chose bascule alors.

Serait-ce plus simple si nous étions faits uniquement de cerveau? Téléportation, télépathie, téléphonie? Surpasser l’espace et le corps? Mais si nous ne sommes plus que volatils, incorporels et sans lieu, nous devenons difficiles à raconter. Et nous avons besoin de récits, sinon nous n’existons pas. Un récit, à son tour, a besoin d’un espace, d’un lieu et d’un corps. C’est pourquoi j’aime profondément la langue : parce qu’elle est spatiale. Et parce qu’elle nous fait exister. Mais que font les lieux architecturaux lorsque nous ne sommes pas là? Ont-ils besoin de nous, de nos corps? Sont-ils liés au corps? Peut-être qu’ils se moquent de nous, la matière n’est pas morte, mais vit aussi, même sans nous.

En réalité, les lieux architecturaux sont comme des plans d’eau : ils ont besoin de circulation, de membranes ouvertes. «Il faut aérer de temps en temps» comme on dit en bernois. Spatialement comme mentalement. Sans un peu de courant d’air, les lieux deviennent énergétiquement stagnants. Souvent, trop de scènes y restent coincées. Les scènes se sentent, se ressentent, s’entendent, l’air est étouffant. C’est pourquoi j’aime partir.

Il y a quelques années, j’ai vu une image d’une petite maison mobile qui peut être placée sur des toits plats par hélicoptère. Depuis, je rêve d’une telle maison. J’aurais une maison mais pas de résidence fixe. Une situation parfaitement hybride qui me correspondrait, qui peut-être correspondrait à tout le monde? Le rêve urbain de la vie nomade. L’historien et auteur israélien Yuval Noah Harari avance dans son ouvrage «Sapiens: Une brève histoire de l’humanité» que nous avons créé tous les problèmes actuels en abandonnant le nomadisme. Guerres de territoire, peur de la perte de biens, dépendances, accumulation de biens matériels, société de performance, jalousies, hostilités avec les voisins. L’homme et l’espace nécessitent une dynamique, un bon équilibre entre mobilité et immobilité, entre «partir» d’un centre et «revenir» à celui-ci. Par nos mouvements et nos interactions, nous relions les espaces en un système temporaire. C’est une dialectique éternelle : l’homme veut un foyer, mais qu’est-ce que c’est exactement? L’homme veut la sécurité, mais existe-t-elle vraiment? L’homme veut un ancrage – et finit par avoir le souffle court. Car : pas d’ancrage sans traditions – pas de traditions sans claustrophobie. Le jeu avec les espaces ne peut donc jamais s’arrêter. Nous jouons en traversant, occupant, quittant, réaménageant, offrant des espaces. Et en invitant des hôtes.

Les invités ouvrent les murs, les membranes, les frontières. Si je possédais une maison, j’aménagerais d’abord la chambre d’amis. Les invités ouvrent des portes vers d’autres mondes. Une maison sans chambre d’amis n’est pas un foyer. Mais dans de nombreuses chambres d’amis, il y a des boîtes NON déballées, des tableaux NON accrochés, des magazines NON triés, des tentes INutilisées, des tapis ou des livres poussiéreux, et on libère alors un coin pour les invités, au milieu de la poussière tourbillonnante, au milieu du débarras. Mais une chambre d’amis n’est pas un débarras, rien de détourné, pas un non-lieu, mais une pièce orientée vers l’autre et devrait être la plus belle de la maison. Si on veut absolument avoir une maison.