La Lettre
La «Stadtmacherin» à Berlin.
L’hiver dernier, le Werkbund a invité Regula Lüscher à un débat public – bien fréquenté – au Architekturforum Zurich. Regula Lüscher a été Senatsbaudirektorin (directrice de l’urbanisme du Sénat) de Berlin et secrétaire d’État de 2007 à 2021. Regula Lüscher est membre du Werkbund Suisse SWB.
Le point de départ du débat était une longue interview que le modérateur, Matthias Wyssmann, avait menée en 2022 dans le cadre d’une recherche à l’Institut Urban Landscape ZHAW de Winterthur. Celle-ci était centrée sur le développement urbanistique du territoire du mur de Berlin. A l’issue de la manifestation, l’interview a suscité un grand intérêt et nous souhaitons la publier ici.
Le leitmotiv de la chute du mur de Berlin conduit à une approche globale et personnelle de la société et de l’urbanisme. La «Stadtmacherin» (faiseuse de ville) Regula Lüscher fait un résumé de sa période berlinoise et révèle des modes de pensée et des stratégies d’aménagement qui peuvent être appliqués à la situation suisse.
Nous remercions Regula Lüscher et Matthias Wyssmann d’avoir autorisé la publication de cette interview.
Matthias Wyssmann : – J’ai vu le Mur de Berlin pour la première fois en novembre 89, lorsqu’il est « tombé ». J’étais alors étudiant à Genève et, dès que j’en ai entendu parler, je me suis rendu sur place en stop. Je devais vivre ce moment historique. – Depuis, il s’est passé énormément de choses, à Berlin en général, mais aussi en ce qui concerne le Mur. On parle de la « chute du mur », ce qui suggère quelque chose de brutal. Mais en réalité, cette « chute » a été un très long processus qui a duré près de 30 ans. Pendant la moitié de cette période, vous étiez l’urbaniste en chef de la ville de Berlin.
Dans quelle mesure le mur vous a-t-il préoccupé dans votre travail ?
Regula Lüscher : – Tous les jours. Et ce dans le sens où les gens avaient vécu dans deux systèmes politiques et sociaux très différents. Cela a accompagné l’urbanisme berlinois à chaque instant. Cela ne vaut pas seulement pour les projets qui se situent sur l’ancienne bande du Mur. Rétrospectivement, je dois dire qu’en tant que Suissesse, en arrivant à Berlin, j’abordais l’urbanisme local sans aucun à priori idéologique. Mais j’ai très vite pris conscience que les Berlinois portaient en eux le traumatisme de ces passés très différents. Quant à l’architecture, le débat était très polarisé et idéologisé.
Au fond – c’est ainsi que je l’ai perçu – l’Ouest a annexé l’Est sur le plan politique, social, économique, culturel ainsi que de la planification. Il l’a pour ainsi dire envahi de manière quasiment missionnaire. Pour les habitants de l’Est, cela a dû être comme si leur culture avait été balayée. Cela a rendu les discussions sur la conservation du patrimoine, en particulier à l’Est, extrêmement difficiles.
La philosophie de la planification semblait vouloir brouiller et effacer les traces du Mur. Ainsi, la culture de l’urbanisme en Allemagne de l’Est était également peu valorisée.
MW – Cette culture est-allemande de l’urbanisme avait-elle un potentiel ? Quand on pense à la RDA, on pense plutôt à « l’économie planifiée ». Y avait-il à l’Est des ressources et un savoir-faire en matière de planification que l’on aurait pu emporter avec soi pour continuer à construire la ville dans le futur ?
RL – Bien sûr que oui. À l’Est, les gens étaient extrêmement bien formés. Et même la question du genre était gérée de manière très différente. Il y avait beaucoup plus de femmes à des postes de direction, surtout dans les métiers techniques, dans la planification des transports, dans l’ingénierie, dans l’architecture bien sûr. Rien que pour cela, la culture de la planification était différente. Les aspects féminins de la façon dont on regarde la ville étaient plus marqués. Le système était certes beaucoup plus répressif, mais les formations étaient très bonnes.
Il ne faut pas oublier : Il n’y a pas qu’à l’Est que le modernisme d’après-guerre a posé une nouvelle couche sur les villes. Cela s’est produit dans toute l’Allemagne, et beaucoup plus qu’en Suisse. Parce que tout était bombardé. Et tout ce qui est venu après la guerre a constitué le modernisme d’après-guerre et l’urbanisme moderne. L’urbanisme moderne n’était pas très différent à l’Ouest et à l’Est. Pourtant, la guilde des urbanistes et des architectes de l’Ouest a plutôt sous-estimé, voire méprisé, les réalisations de l’Est. Bien sûr, un changement idéologique s’est opéré, notamment avec l’IBA (Internationale Bauausstellung, Exposition international du bâtiment ; ndlr), qui s’est tenue à Berlin en 1987. On a très vite et fortement remis en question l’urbanisme moderne et on s’est référé au modèle de la ville européenne. Et ce modèle se référait en fait à la ville du 19e siècle. La «Europäische Moderne» n’y figurait même pas.
La nostalgie d’une « Mitte »
MW – Le Mur était une frontière extrême qui avait coupé une ville en deux. J’imagine que les deux parties avaient continué à se développer parallèlement et différemment jusqu’en 1989. D’une part sur le soubassement de la ville qui s’était développée historiquement, mais d’autre part aussi sur ce que la guerre avait détruit. Cette vision est-elle correcte ? Deux villes distinctes sont-elles nées et, si oui, dans quelles directions se sont-elles déplacées ?
RL – Pendant les quinze premières années depuis la chute du mur, toutes les ressources ont été dirigées vers la partie est de la ville. C’était juste, car l’Est était en ruines. Il y avait un besoin incroyable de rénovation. Cela a fait qu’à un moment donné, l’Ouest s’est senti très désavantagé et s’en est plaint. Lorsque je suis arrivée à Berlin, il y avait aussi un grand retard dans les rénovations à l’Ouest. Il faut se rendre à l’évidence : Berlin avait – et a toujours – environ 60 milliards de dettes. Elle était gouvernée sous un diktat d’austérité extrême. Les institutions publiques étaient dans un état que l’on ne peut pas imaginer en Suisse. Le diktat de l’austérité s’appliquait également à l’administration. Chaque année, il fallait économiser dix pour cent du personnel. Et en 2016, nous avons encore économisé 25 pour cent de postes ! Alors nous avons dû supprimer 25 pour cent de nos tâches. Nous ne pouvions faire autrement.
Bien sûr, cela était également dû au fait que deux administrations ont été fusionnées. On avait chaque institution à double ou à triple : trois opéras, deux zoos, trois aéroports, etc. – des infrastructures énormes. Telle était la situation à mon arrivée.
D’énormes moyens avaient été investis à l’Est, mais à l’Ouest aussi, il y avait des sujets brûlants, comme le Kudamm (le Kurfürstendamm, une des rues commerciales principales; ndlr.), dont on disait qu’il dépérissait. Des mesures de revalorisation ont été demandées. L’Ouest s’est manifesté et a crié : Allô, nous aussi nous sommes encore là et nous avons besoin d’investissements.
MW – Qu’est-ce que cela signifiait par rapport au Mur ?
RL – L’ambiance générale était la suivante : on s’accordait à dire qu’il fallait construire sur les friches du Mur. Il était clair que l’on allait soigner cette blessure de la ville. Il n’y avait que très peu de voix qui prétendaient le contraire, des planificateurs théoriques, venant plutôt de l’Est, qui critiquaient le fait qu’on aurait pu suivre un autre concept. On aurait pu partir d’un espace laissé libre. On aurait pu suivre un concept comme à l’époque, lorsque les fortifications baroques avaient été rasées pour être ensuite spécialement aménagées. – Mais c’est la vision occidentale de la division qui a prévalu.
MW – Le mur n’est finalement pas resté si longtemps en place, un quart de siècle seulement. Bien sûr, avant cela, il y avait les secteurs. Mais pendant les 27 années du mur, comment deux centres parallèles avaient-ils pu se former dans les deux Berlins ? Fallait-il donc créer un nouveau centre à partir de 1989, ou faire renaître un ancien centre ?
RL – Non, il faut se représenter les choses autrement. Berlin est une ville explicitement polycentrique. Ce de par son histoire, car le Grand Berlin est né (comme par exemple Zurich ; ndlr) du rattachement de plusieurs communes. C’était il y a 100 ans. Berlin a des sous-centres très forts. Les arrondissements sont très importants. Le Kiez (quartier) est très important. Les citoyens s’identifient très fortement à leur quartier, qui est leur patrie immédiate. Ce polycentrisme s’exprime aussi par le fait que l’on a deux centres principaux : City West et City Ost. Cela n’a pas seulement à voir avec la Teilung (la division en RFA et RDA). Bien sûr, elle a fait ressortir davantage le double centre. Mais historiquement, cela correspond à la structure de Berlin.
Malgré cela, la nostalgie d’un « Mitte » (centre) est extrêmement forte dans l’esprit des Berlinois. Et ce centre se situe dans la zone historique de la naissance de Berlin, au Spreeknie, là où la rivière Spree se divise, là où les deux villes commerciales, Cölln et Berlin, ont été à l’origine de la ville. Aujourd’hui, cet endroit est le Stadtschloss (château de la ville) reconstruit, où se trouve la Museumsinsel, le Rathausforum, Alexanderplatz, le Köllnische Park. C’est là que se trouve le centre historique, le lieu de fondation médiéval. Mais celui-ci a été en grande partie détruit par les nazis. La vieille ville, derrière le château, était le Berlin mineur. À l’époque nazie, l’expropriation des biens juifs puis la guerre ont détruit ce qui en restait.
Mais la nostalgie de ce centre historique est énorme. Cela a également donné lieu à des luttes idéologiques. La zone située entre le Château et l’Alexanderplatz (qui est une grande aire ouverte planifiée à l’époque de la RDA) devait retrouver son plan parcellaire historique et ses petites divisions. C’était le contenu du « Planwerk Innenstadt » de Hans Stimmann, mon prédécesseur. Lorsque j’ai pris mes fonctions, on se battait encore – et violemment – sur la manière dont la soi-disant Mitte historique devait être aménagée.
Le credo : Construire !
MW – Aujourd’hui, on entend beaucoup parler du « Berlin Mitte ». Est-ce une construction moderne ?
RL – Non, c’est un terme historique. L’arrondissement de Mitte s’est développé historiquement et inclut, entre autres, le lieu du noyau fondateur de l’ancienne double ville de Berlin-Cölln. J’ai dépensé beaucoup d’énergie dans les discussions sur ce lieu et j’ai mis en place un processus participatif à grande échelle : « Alte Mitte, neue Liebe » (vieux centre, nouvel amour ; ndlr). L’objectif était de réunir les parties adverses autour d’une table, mais aussi et surtout de faire participer des tiers à la discussion afin de briser les clivages. Mon prédécesseur écrivait chaque mois un article d’une page entière sur la nécessité de reconstruire l’ancienne structure parcellaire du centre historique. Je voyais les choses un peu différemment et j’ai organisé le processus de participation déjà susmentionné afin que toutes les personnes concernées puissent discuter à nouveau, sans préjuger des résultats, de ce qu’il devait advenir de ce lieu. Nous avons réussi à faire en sorte que de nombreux groupes cible, et pas seulement des spécialistes et des idéologues, en discutent.
MW – Est-ce que toute la ville s’y intéressait ou seulement les personnes qui vivaient dans ces quartiers ?
RL – L’intérêt était certes plus grand chez les personnes vivant dans le centre de Berlin. Mais nous avons organisé le processus de telle sorte à ce que nous ayons des participants des douze arrondissements. Il serait trop long d’entrer dans les détails, mais ce fut un processus très complexe et réussi. Nous avons su atteindre de nombreux nouveaux groupes cible. Nous avons également eu des formats dans lesquels nous avons impliqué des visiteurs et des touristes. Nous avons fait du théâtre participatif. Nous avons proposé des balades participatives. Nous sommes sortis des workshops et nous avons été très actifs sur Internet. Nous avons fait participer des milliers de personnes.
MW – Pour résumer la première partie de notre discussion : Nous avons deux phénomènes, d’une part la ville polycentrique, qui était une bonne condition pour ne pas devoir reconstruire un centre origine; d’autre part, il y a la nostalgie d’un tel centre qu’il s’agirait de reconstruire – dans le sens d’un « historicisme urbanistique » ?
RL – Tout à fait, on pourrait dire ça.
La reconstruction comme moyen de rendre l’histoire visible est un phénomène très développé en Allemagne, et à Berlin tout particulièrement.
En revanche, la stratégie consistant à utiliser l’archéologie pour rendre l’histoire visible était peu développée à Berlin. C’est ce que j’ai introduit. Si tout est détruit, il faut au moins rendre les découvertes archéologiques accessibles, si la nostalgie de l’histoire est si forte, ce qui est compréhensible. J’ai donc défendu l’idée de s’inspirer des originaux et de les mettre en scène in situ. Les reconstructions, en revanche, sont à mon avis une falsification de l’histoire. Mais le rapport à l’histoire est très différent en Allemagne. Et j’ai moi-même dû apprendre que la reconstruction pour rendre l’histoire visible doit avoir une autre valeur en Allemagne, car tant de choses ont été détruites. On n’a presque plus de bâtiments de référence. Il est très difficile de s’orienter dans l’espace urbain.
MW – Le Mur aurait eu l’étoffe d’un tel repère. Il a été conservé par endroits et démantelé à d’autres. Quels ont été les critères pour conserver tel tronçon plutôt que tel autre, ou pour le rendre constructible ?
RL – Au début, après la chute, il était clair que le Mur serait rasé. Il fallait l’enlever! Personne ne voulait encore le voir. Il y avait une atmosphère de renouveau. On voulait se débarrasser de cette chose. Les gens n’avaient logiquement aucune distance historique. Il y avait très peu de gens qui criaient dans le désert et qui disaient : stop, stop ! Nous devons au moins nous souvenir de cette histoire unique. Nous devons par exemple commémorer les victimes. Le Mur a en effet fait des centaines de morts et causé d’immenses souffrances. Chaque famille a sa propre histoire avec ce mur, avec la Teilung (l’Allemagne divisée), avec la Stasi. Cela fait partie du quotidien, de la biographie de la moitié des Berlinoises et des Berlinois. Et il y a eu quelques personnes qui ont exigé que le Mur soit conservé au moins à certains endroits. C’est alors qu’est né le mémorial de la Bernauerstrasse. Nous le devons à quelques historiennes et historiens.
Pour le reste, le credo était : « Construire ! »
Après la chute du mur, on imaginait que Berlin passerait en peu de temps d’environ 3,5 à 5 millions d’habitants. On a mis sur pied d’immenses zones de développement. On a mis à disposition des infrastructures à hauteur de plusieurs milliards – ce qui explique en partie pourquoi Berlin est si endettée. Car, finalement, les terrains n’ont pas été développés. Personne n’est venu… C’est le contraire qui s’est d’abord produit. Berlin stagnait. Berlin a d’abord rétréci. (Population 2023 : 3,8 millions ; ndlr)
MW – Le territoire du Mur est une surface gigantesque. Les Todeszonen (zones de la mort) s’étendaient parfois sur de grandes distances. Si l’on libérait déjà ces surfaces, les percevait-on en même temps comme une opportunité de réparer la ville divisée en créant quelque chose de nouveau ? Ou voyait-on simplement une mine d’or, un bien immobilier ?
RL – Cela a certainement été discuté. Je n’étais pas encore à Berlin à l’époque, mais je suivais – comme beaucoup dans la profession – l’évolution, notamment autour du « Planwerk Innenstadt » (plan du centre-ville) et du thème d’une « reconstruction critique ». C’était l’idée directrice de la reconstruction après la division. Cela a été à nouveau fortement marqué par des urbanistes formés à l’Ouest. Mais il y a aussi eu de grandes discussions publiques, le « forum urbain », sous la direction de l’ancien sénateur pour le développement urbain, Volker Hassemer. On y discutait déjà très ouvertement et de manière controversée du développement urbain. On voulait développer une vision d’avenir pour Berlin. Dans ce contexte, il y avait des voix qui disaient qu’il fallait aussi d’autres stratégies, plus visibles, peut-être aussi de réconciliation, en associant les différents styles d’architecture et en créant ainsi quelque chose de nouveau.
Hans Stimmann et son administration, mais aussi soutenu par des figures marquantes comme Hans Kollhoff et d’autres architectes, a alors opté pour le Planwerk Innenstadt. Il s’agissait d’un plan noir qui reconstruisait toutes les rues historiques – bien sûr déjà avec une architecture contemporaine.
Ce que j’ai trouvé problématique, c’est, premièrement, que l’on voulait effacer les traces récentes et, deuxièmement, que l’on reconstruisait certes le réseau routier historique – tout à fait selon Aldo Rossi, ce que je peux bien comprendre d’un point de vue théorique. Mais en même temps, on voulait densifier énormément. La Friedrichsstrasse est maintenant tout simplement trois étages plus haut que les bâtiments historiques. Il en résulte une granulométrie très différente de celle qui a été laissée par l’histoire et des espaces de rue beaucoup plus étroits, avec une toute autre sensation d’espace.
Deuxièmement, on a complété les constructions ouvertes de la Moderne, le plus souvent à l’est, en ajoutant simplement de nouveaux bâtiments, selon la philosophie du Blockrand (des îlots) – ce qui fait que certaines maisons se retrouvent soudain dans l’arrière-cour. Il en a résulté des situations étranges et incompréhensibles. Cela a conduit à une confrontation des deux attitudes urbanistiques plutôt qu’à une réconciliation.
MW – Au lieu de faire une synthèse.
RL – Exactement, au lieu de faire une synthèse.
«Planwerk Innenstadt»
MW – Le Mur avait coupé plus de nonante rues dans la seule zone urbaine. L’idée était donc de les reconstruire tout en les densifiant. Est-ce que cela avait un sens de reconnecter toutes ces rues ?
RL – Oui, c’était logique. Cette blessure était une profonde tranchée à travers la ville. Les routes menaient tout simplement au Mur. Le fait que l’on ait repris le système initial est tout à fait compréhensible. Cela a également contribué à ce que la ville puisse à nouveau fonctionner rapidement. Il fallait faire vite. On a également réactivé et réuni tous les métros et les trains de banlieue. C’était la bonne chose à faire. L’ancien plan Hobrecht de la ville de Berlin n’était en fait rien d’autre qu’un plan d’ingénieur qui prévoyait des routes et des canalisations. Même la parcellisation historique serait en fait la mémoire et la structure de base de la ville. En théorie, c’est tout à fait correct et compréhensible. Mais il manquait une approche réfléchie sur le processus: de ce qu’il signifiait finalement en 3D.
MW – Parlons des espaces libres, verts. La bande du Mur était aussi une opportunité de créer, ou du moins de rétablir, des espaces libres. Surtout à petite échelle, à l’écart du Mauerpark, etc. Cette chance a-t-elle été saisie ?
RL – Il faut d’abord réfléchir à ce qui s’est passé dans les têtes, et ensuite seulement à ce qui s’est passé dans le développement spatial réel.
Comme je l’ai dit, le Planwerk Innenstadt, ce plan noir, a défini l’urbanisation à la parcelle près. C’est fou.
MW – Il n’y a pas eu de planifications test ou autres ? Le plan a-t-il été élaboré sur une planche à dessin ?
RL – Il y a bien eu des planifications tests par endroits. Il y a eu des procédures de workshop. Mais en fin de compte, le plan est né sur la planche à dessin. Il suffisait de regarder les anciens plans et de les reproduire. C’est comme ça que ça s’est passé. C’est à peu près comme ça qu’il faut s’imaginer les choses. Mais cela ne correspondait pas du tout à la réalité. Car, premièrement, au début, il y avait vraiment une ambiance de ruée vers l’or. Les investisseurs sont arrivés et Berlin a été inondée. Le développement urbain devait donc se défendre d’une manière ou d’une autre et avoir un concept sur la manière de traiter avec ces investisseurs. En ce sens, ce concept de reconstruction critique était pratique : il suffisait de regarder les anciens plans et de savoir comment construire à un endroit. C’était très efficace. De même, son concept (de Stillmann) de la ligne de gouttière (Trauflinie).
MW – Ligne de gouttière ? Je suis un peu perdu là.
RL – L’arête continue du toit, là où le toit rencontre le mur vertical. A Berlin, la hauteur de l’égout est s-a-c-r-é-e. Elle doit être respectée. On peut y ajouter des étages, mais en retrait. Il s’agissait de concepts simples que l’on pouvait mettre entre les mains de n’importe quel investisseur, avec en plus l’obligation d’une architecture de pierre, et dire : « Et maintenant, faites-le ! »
C’était déjà un très bon moyen de contrer la première poussée du développement.
MW – Il n’y a pas eu de vide en matière de planification.
RL – On n’a pas suscité d’attentes pour une ville de gratte-ciels, etc. mais on a envoyé un signal : Nous voulons en fait reconstruire notre ville. Une fois de plus, c’est compréhensible.
Et maintenant, parlons des espaces libres – et de la croissance qui a eu lieu au cours des cinq à dix premières années. On y a beaucoup construit, comme pour tout le quartier du gouvernement. Berlin a été labourée. Mais ensuite, il y a eu une stagnation. Et Berlin a continué à avoir des espaces libres à l’infini, des friches industrielles, des friches du Mur. C’est ce qui a conduit aux fameuses utilisations intermédiaires d’une scène indépendante, qui prend simplement des terrains et des maisons et en fait quelque chose de créatif, le Berlin créatif. C’est en grande partie grâce à ces friches.
Des parcs pour compenser
MW – L’espace disponible faisait donc la force d’attraction. Depuis la Suisse, dans les années 90, on avait l’impression que tout allait vers ce Berlin. Ce que Barcelone était dans les années 80.
RL – On pouvait se loger à très bon prix. Il y avait des espaces libres à l’infini dans les bâtiments, mais aussi dans l’espace public. Cela attirait les jeunes, les artistes, tous ceux qui surfaient tout juste au bord du minimum vital, les gens bien formés, tous venaient à Berlin… Mais d’un point de vue économique, Berlin ne s’est pas du tout développée. Les dernières grandes entreprises ont également quitté la ville. L’idée que toute la scène bancaire de Francfort soit soudain venue à Berlin est une pure folie. L’industrie n’est pas venue non plus. L’industrie de l’Est s’était effondrée.
Berlin-Ouest ne recevait plus de subventions non plus. Berlin-Ouest n’avait autrefois vécu que de subventions. L’esprit d’entreprise n’était pas particulièrement encouragé. Mais à petite échelle, les utilisations pionnières et intermédiaires ont également donné naissance à une scène de planificatrices et d’architectes très intéressante. La scène des squatters s’est transformée en groupes de construction qui ont ensuite repris des terrains et les ont développés en s’associant et en produisant également une architecture de qualité.
En ce qui concerne les espaces libres, le Freiraum, c’est LE mot à Berlin. On a de l’espace à Berlin, de l’espace mental, mais aussi de l’espace physique. Et je trouve donc que les acquis les plus intéressants de cette époque charnière, ce sont effectivement les parcs. Probablement parce qu’ils n’ont pas eu à s’inscrire dans cette philosophie de reconstruction conservatrice.
MW – Il s’agirait alors des zones blanches sur le plan noir.
RL – Oui, exactement. Et puis, en Allemagne – comme en Suisse – il y a le principe des surfaces de compensation. Quand on densifie, on doit assurer une compensation, créer des espaces naturels, selon un coefficient bien défini.
MW – A proximité ou à distance ?
RL – Dans la quantité et à proximité. Bien que ce dernier point s’assouplisse peu à peu. On ne peut pas encore aller dans le Brandebourg pour créer des surfaces de compensation, mais cela viendra probablement, car Berlin aussi grandit et il y a de moins en moins de surfaces de compensation.
Prenons la construction du Potsdamer Platz, qui est aujourd’hui une zone de gratte-ciels, ce qu’il n’était pas avant la chute du Mur : tout le Gleispark (parc du Gleisdreieck, ancienne gare de marchandises du Potsdamer Platz; ndlr), qui est l’un des parcs les plus formidables d’Europe, à mon avis, c’est une mesure compensatoire issue du projet du Potsdamer Platz.
De nouvelles structures sont déjà nées de l’urbanisation de la bande du Mur. Mais il ne s’agissait pas de rendre visible le tracé du Mur. On aurait pu faire la même chose : laisser subsister la zone du mur comme une bande verte à travers la ville. Ce n’était pas l’idée. Mais de grands parcs ont été aménagés. Le Gleispark, le Mauerpark, le Südgelände, pour n’en citer que quelques-uns. On a essayé de nouvelles choses, notamment par le biais de la participation. Il y a de très bons aménagements paysagers. C’est un grand avantage pour Berlin.
Se battre pour chaque arbre
MW – Et à petite échelle ? Des rues ont été rétablies, la densité a été augmentée. On pourrait donc imaginer que de petits espaces libres soient créés dans l’environnement immédiat, comme des pocket-parks. Est-ce que cela s’est produit ?
RL – C’est arrivé de manière plutôt « sauvage ». C’est arrivé tout simplement. Parce que, par exemple, les propriétaires fonciers n’ont pas pu être identifiés. En RDA, ces surfaces étaient des propriétés publiques, car la propriété privée n’existait pas. Puis le Mur est tombé, et la question de la restitution des biens juifs s’est posée, notamment au centre-ville. Cela devait être clarifié sur chaque propriété. C’est pourquoi il y a encore aujourd’hui relativement beaucoup de friches, même dans des endroits bien en vue, parce que les questions foncières sont souvent compliquées.
MW – « Terrains en déshérence », dirait peut-être un Suisse.
RL – Oui, on peut appeler ça comme ça.
Certains espaces libres n’ont donc pas été créés (ou le sont restés) par une action de planification consciente. Mais aujourd’hui, en raison du changement climatique, de la sensibilité croissante à la réduction de la chaleur (à Berlin, il fait follement chaud en été), c’est devenu un thème majeur. A l’est, par exemple sur l’Alexanderplatz, on trouve en plein centre-ville de grands ensembles urbains ouverts avec beaucoup d’espace libre.
À Berlin, on se bat pour chaque mètre carré d’espace libre. Pour chaque arbre. C’est aussi une tradition à l’Ouest. La ville de Berlin-Ouest était prisonnière de ses murs et devait se créer ses espaces libres. La scène alternative verte a également été très forte très tôt à Berlin-Ouest. On allait à Berlin-Ouest parce qu’on ne voulait pas s’engager dans l’armée ou parce qu’on cherchait un mode de vie libre.
MW – J’ai encore vécu ce groove en 1989.
RL – Ce groove est toujours là. Il est aussi à la base des nombreuses procédures participatives que l’on a à Berlin. La participation citoyenne est un sujet très important à Berlin.
En bref : laisser délibérément de côté des terrains pour verdir ces zones ne faisait pas partie du plan du centre-ville. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles il y a eu une telle résistance. La population de l’Est a profité de ces espaces verts, elle y était habituée, car elle a grandi dans ces cités. C’est leur patrie. L’urbanisme berlinois l’a longtemps nié après la chute du Mur.
Cinquante pour cent !
MW – Le luxe d’avoir des espaces de liberté régnait en telle abondance qu’il n’y avait pas besoin de s’en occuper… Aujourd’hui, si je vous ai bien compris, les choses ont changé. Il y a une pression à la densification, et il faut gérer ces espaces avec soin, notamment pour des raisons écologiques et à plus petite échelle, afin d’améliorer le climat urbain local.
La gentrification joue-t-elle aussi un rôle dans tout ce processus ?
J’imagine que des quartiers marginaux se sont développés le long du Mur et qu’ils sont soudain venus sur le devant de la scène. Avec la scène pionnière et créative, on a là de merveilleux ingrédients pour un tel développement.
RL – Oui, bien sûr. Je dirais que la gentrification ne fait probablement nulle part l’objet de discussions aussi vives qu’à Berlin. À cause de ces espaces libres. Mais aussi parce que la population est si pauvre. Cinquante pour cent des Berlinois auraient en fait droit à des logements à prix réduit. Cinquante pour cent.
MW – Cinquante pour cent ?!
RL – Cinquante pour cent. C’est une population pauvre. La précarité s’étend à toutes les sphères de la population. Berlin a une grande scène de gens qui gagnent peu, qui font de l’art, qui font de la recherche, qui lancent des start-ups, une scène qui a besoin d’espaces bon marchés pour travailler et se loger. C’est ce qui fait l’originalité de Berlin. Par la gentrification, par la croissance actuelle et par l’économie immobilière internationale qui détruit les villes depuis 2008, depuis que toute la ruée se fait vers l’immobilier. À Berlin, le secteur immobilier est très international. La scène y est très différente de celle de la Suisse.
MW – S’agit-il de spéculation ? Ou est-ce que l’on gagne effectivement de l’argent avec des valeurs ajoutées réelles ?
RL – Il ne s’agit que de spéculation.
MW – La demande n’est donc pas telle que chaque appartement de luxe trouve un locataire ?
RL – La demande a beaucoup évolué. Mais la demande est forte pour les logements bon marché. Berlin croît à nouveau et Berlin doit construire des logements sans fin, mais des logements abordables. On construit aussi des logements de luxe. Il y a des gens riches de Russie, des pays du Golfe et d’ailleurs qui ont leur deuxième ou cinquième résidence à Berlin. Elles sont tout simplement vides, de l’or en béton, comme on dit. Cela contribue à la gentrification. En outre, comme les terrains ont longtemps été très bon marché en comparaison européenne, les spéculateurs ont été attirés, car de grandes marges de profit les attendaient.
Le dilemme de Tempelhof
MW – Les personnes ayant des exigences généreuses en matière d’habitat, qui recherchent de grands logements modernes, n’ont pas les mêmes exigences en matière d’espaces publics que les personnes vivant dans des conditions de logement restreintes. Ces dernières déplacent une partie de leurs activités dans l’espace public. Est-ce également le cas à Berlin ? Y a-t-il un grand besoin ?
RL – C’est une bonne question. Nous devons également voir cela dans l’évolution. Du fait que Berlin était si bon marché après la chute du Mur et que les loyers étaient si peu chers, tout le monde vivait dans d’immenses appartements. L’espace n’était pas un luxe. Mais avant la chute du Mur, à l’Ouest, il y a eu des périodes où Berlin s’est développée, où elle s’est densifiée avec des constructions de logements sans fin. C’est de cette époque et de l’Ouest que vient cette volonté de se battre pour chaque parcelle d’espace libre, pour chaque arbre. Et après 1989, l’espace était suffisant. En outre, nous ne sommes pas dans une société méridionale, nous ne sommes pas à Barcelone. Berlin est prussienne. Ce n’est pas une mentalité où l’on fait tout dans l’espace public. Mais cela est en train de changer avec tous ces jeunes qui se déplacent très différemment dans l’espace public.
Aujourd’hui, avec cette croissance, nous avons des discussions sans fin sur l’espace libre. À commencer par les jardins familiaux et ouvriers, qui sont un énorme sujet à Berlin, un sujet politique aussi : Do not touch! – sinon tu es politiquement mort. Mais en même temps, nous avons dû développer un plan au sein de l’administration du Sénat pour savoir comment construire 200 000 nouveaux logements dans cette ville, et sur quels terrains – d’ici 2030 ! Nous y avons aussi inclus des zones de jardins ouvriers, dans notre détresse, car il y a désormais un certain manque de place.
Le deuxième thème est la densification dans l’existant : très, très difficile, bien que l’on ait le sentiment qu’il y a encore beaucoup d’espaces libres. Mais on s’en tient aux espaces libres dans les lotissements, tels qu’ils ont été planifiés autrefois. Les habitants estiment qu’il leur revient de droit.
Un troisième thème est, de manière un peu symbolique, la lutte pour le champ de Tempelhof. C’est là que la lutte pour l’espace, pour la liberté, pour le ciel libre de Berlin s’est le plus manifestée. En fait, il aurait dû y avoir une construction en bordure de bloc. Puis il y a eu un référendum pour savoir si l’aéroport devait rester. Ensuite, il y a eu un référendum – réussi – pour qu’il n’y ait pas de construction sur les bords de l’aéroport. Tout à coup, on ne pouvait même pas faire d’aménagement de parc. Et il y avait eu un concours pour cela, à partir duquel un parc magnifique aurait résulté. Mais le site doit rester tel qu’il est.
MW – L’ancien aéroport n’est plus qu’un gigantesque terrain vague ?
RL – Exactement. Le champ est ouvert et c’est un endroit incroyable. On y fait du skate et du kite.
MW – Est-il cultivé au sens «agricole» et «horticole» ?
RL – Bien sûr que oui. Lorsque nous avons commencé à développer la zone, je voulais que les utilisations ultérieures soient déjà des utilisations pionnières. L’une d’entre elles était le jardinage urbain. Il y avait un appel d’offres auquel on pouvait répondre pour obtenir un terrain pour une certaine période, que l’on pouvait ensuite planter. Il s’agissait généralement d’associations, d’initiatives. Après un certain temps, il y avait de nouveaux appels d’offres pour que ce ne soit pas toujours les mêmes personnes qui s’installent sur les mêmes terrains.
MW – En fait, une version gigantesque de la «Hardturmbrache» (friche du Hardturm) de Zurich, non ?
RL – Oui, en effet. Sauf que le Tempelhofer Feld ne peut pas être construit. C’est la loi.
Vision “Netzstadt»
MW – Vous avez dit que la grande incorporation de communes a eu lieu il y a cent ans. C’était une date un peu similaire à celle de l’incorporation de Zurich, laquelle a eu lieu entre 1893 et 1934. Ma théorie est que Zurich a de ce fait une mentalité presque campagnarde, peut-être en raison de sa structure villageoise, contrairement à Bâle ou Genève par exemple. On a certes une ambition métropolitaine supérieure, mais on continue à appliquer des critères presque ruraux dans les affaires courantes. Y a-t-il des parallèles avec Berlin ?
RL – Oui, c’est ce que je trouve aussi. C’est aussi ce que j’ai trouvé à Berlin en arrivant de Zurich (où Regula Lüscher avait travaillé en tant que vice-directrice de l’office de l’urbanisme; ndlr). Il y a d’abord cette polycentralité. C’est un énorme avantage en termes de croissance, mais aussi de durabilité. Berlin a une structure très similaire, mais dans un tout autre rapport de taille. Le polycentrisme fait que l’on a toujours les anciens «noyaux villageois» et les sous-centres et que l’on en prend soin, car ils sont importants, surtout dans un scénario de croissance. Si l’on veut, par exemple, organiser la mobilité de manière durable. Mais aussi si l’on veut avoir une ville verte : on peut alors avoir des zones très denses et entre elles des zones vertes ouvertes, peut-être utilisées pour l’agriculture.
Si je dois peindre une image d’avenir de Berlin, de la région métropolitaine de Berlin-Brandebourg, j’affirme que cette «Netzstadt» (ville réseau), qui s’étend bien au-delà, pourrait déployer un énorme potentiel. Il faudrait densifier énormément les noyaux locaux, bien sûr en les entourant de verdure, mais en veillant à ce qu’il y ait de grands espaces verts à proximité immédiate, à 15 ou 30 minutes de distance. Pour les loisirs, pour le refroidissement, pour la production agricole urbaine. Si nous continuons à densifier les villes comme nous l’avons fait jusqu’à présent et que nous laissons quelque part à l’extérieur les espaces verts, nous atteindrons un jour une limite. Il deviendra de plus en plus insupportable de vivre dans ces centres, parce qu’il y fera trop chaud, trop sec, trop poussiéreuxet parce que l’eau ne pourra pas s’écouler dans des situations extrêmes. L’idée d’un tapis composé de «satellites», entre lesquels se trouve l’espace vert, correspond très, très fortement à Berlin. C’est en fait un modèle très durable.
Du Bollwerk au boulevard ?
MW – Pour en revenir au Mur : Cette bande serait donc en fait exactement la même ceinture verte, même si elle est sans cesse interrompue, n’est-ce pas ? Cette idée n’a-t-elle jamais été poursuivie ?
RL – Non, c’est une idée que nous poursuivons depuis la Suisse. Avant même d’être à Berlin, je m’intéressais déjà au Berlin d’après la chute du Mur. C’était une situation extraordinaire. Nous, les Suisses, avec notre distance historique et le fait que nous ne sommes pas concernés, nous disons : logiquement, cela doit rester libre. On en fait un espace marquant, qui nous fait ressentir l’histoire de la ville. Mais à Berlin, c’était complètement différent. On a voulu l’effacer, l’Ouest a voulu l’effacer.
MW – Y avait-il un sentiment de honte ?
RL – Oui, la honte. La RDA était un État de non-droit, il faut vraiment le comprendre. Le regard «urbaniste transfiguré» et plutôt apolitique de la Suisse n’aurait pas été concevable pour les Berlinois. A l’époque, on aurait déjà dû avoir trente ans de distance. Je pense qu’il y a maintenant une génération de jeunes urbanistes qui peuvent tout à fait comprendre cela et qui aborderaient la question différemment. En tant que directrice de l’urbanisme du Sénat, je me suis souvent dit que rien de mieux ne pouvait m’arriver que d’avoir du temps. Mais lorsque la pression du développement est forte, on fait aussi beaucoup d’erreurs.
MW – Le mur avait une direction, disons nord-sud. Avec la chute du Mur et le rétablissement de toutes les routes coupées, cette direction a dû changer. On aurait pu utiliser la zone du mur pour créer une nouvelle voie de circulation. Est-ce que cela a déjà été discuté ?
RL – Non, il n’en a jamais été question. Zéro. Au contraire : il s’agissait vraiment de « reconnexion ». On voulait réunir ces routes et ces chemins de traverse. Il y avait un énorme besoin de se réunir à nouveau. Une route est une frontière, et on ne voulait plus de cela.
MW – Cela fait bien sûr du sens dans le cadre de cet état d’esprit. Autrefois, lorsque les remparts tombaient, on faisait des boulevards, des rocades. Aujourd’hui, il s’agirait plutôt d’itinéraires rapides pour les vélos.
RL – Mais ici, la reconstruction était le credo. C’était il y a trente ans. Il faut aussi le comprendre. Et l’Allemagne est un pays de voitures. Il y a trente ans, personne ne pensait aux pistes cyclables. Les distances sont énormes. L’Allemagne a son industrie automobile. C‘est clair.
Mindset suisse
MW – Dernière question : en Suisse aussi, il y a des frontières intra-urbaines qui sont dissoutes. Je pense aux enclaves ou à la viabilisation et à la transformation de zones industrielles. Peut-on transposer quelque chose de l’expérience du Mur de Berlin aux projets, aux thèmes d’ici ?
RL – … Je réfléchis… En fait, non. Ce sont des conditions générales tellement différentes. Vous voulez parler d’exemples où l’on construit des infrastructures dans la ville en raison de coupures ?
MW – Je pensais plutôt à la réparation urbaine. Comme dans le cas de Zurich-Schwamendingen et de son «Einhausung» (un couvercle sur un tronçon d’autoroute, créant un nouveau parc; ndlr).
Dans le cas de Berlin, on pourrait même parler de guérison et de soin des plaies plutôt que de réparation.
RL – A Berlin, le fait qu’il n’y ait pas eu de pénurie d’espace a permis à la ville de respirer à nouveau lors de sa réouverture en 1989. Ce n’est que maintenant que la lutte pour le mètre carré commence. Ce n’est que maintenant que l’on travaille à un programme d’utilisation multiple et que l’on commence à empiler les utilisations, à intégrer les magasins Lidl et Edeka d’un seul étage dans un complexe avec des étages d’habitation. On commence à ne pas toujours construire des écoles en surface.
D’ailleurs, à la fin de mon mandat, j’ai été responsable d’un programme d’écoles de 5,5 milliards, avec des rénovations et trente nouvelles écoles jusqu’en 2025. Une école à Berlin compte entre 1000 et 4000 élèves.
MW – Donc des Gesamtschulen (des écoles qui réunissent tous les niveaux de la scolarité obligatoire; ndlr) ?
RL – Exactement. Des structures énormes qui nécessitent des terrains énormes. Nous avons développé des écoles types, mais nous ne trouvons plus de terrains pour les construire. Surtout dans les centres-villes, ce n’est plus possible. Il faut à chaque fois faire un projet qui tienne compte du contexte urbain – ce qui est bien… Quoi qu’il en soit, la nécessité de densifier, de créer des mélanges d’usages, ce qui est élaboré depuis longtemps en Suisse, mais qui coûte aussi horriblement cher, arrive maintenant à Berlin.
En fait, Berlin a trente ans de retard dans son développement par rapport à d’autres villes. De mon point de vue, c’est un grand avantage, car à Berlin, la grande croissance intervient aujourd’hui à une époque où l’on discute très différemment des thèmes de la durabilité. Ce serait un énorme avantage pour cette ville. Mais cette ville est soumise à un énorme diktat d’économies. Après une détente relative pendant un certain temps, les dernières négociations après l’épidémie de Corona sont à nouveau une véritable catastrophe. Il y a de nouveau des coupures. C’est ce qui fait qu’il est si difficile à Berlin de faire un urbanisme orienté vers l’avenir. Berlin est énormément préoccupée par elle-même. Il faut simplement l’accepter. Pour moi, ces quinze années (en tant que directrice de l’urbanisme du Sénat; ndlr) se sont déroulées dans un état d’esprit très différent de celui auquel j’étais habituée en Suisse.
Une politique foncière catastrophique
MW – Tout cela, c’est passionnant ! Après cet entretien, j’ai hâte de me rendre à Berlin avec un autre regard et de visiter la zone du Mur. Sur quels tronçons parcourriez-vous le Mur à ma place ?
RL – Bien sûr, il n’est pas possible d’étudier l’ensemble des 160 kilomètres du Mur. Est-ce que vous vous intéressez aux zones centrales ?
MW – Je me limiterai en tout cas à la partie urbaine. Mais cela fait déjà plus de quarante kilomètres.
RL – Je me pencherais sur ce que l’on appelle le centre et prendrais la gare centrale comme point de départ, puis j’étendrais mes antennes dans les deux directions.
La plus grande zone du centre-ville qui a été construite se trouve dans la Heidestrasse, c’est Europacity. C’est par là que j’avais commencé à l’époque où je suis arrivée à Berlin. Vous verrez que cette zone allongée est très intéressante du point de vue urbanistique. Elle se développe vers le nord, entre le canal et les voies ferrées. Au milieu se trouve la Heidestrasse, très fréquentée. Tout d’abord, lorsque je suis arrivée à Berlin, c’est le côté est qui a été développé, avec une densité relativement modeste si l’on considère la façon dont cette ville grandit aujourd’hui. En partie, la qualité de l’architecture est également médiocre.
Ensuite, la partie ouest, où l’échelle est plus grande, où la densité est plus grande, où l’architecture est meilleure, où il y a plus de rez-de-chaussées et d’espaces publics. On voit bien qu’au début, j’avais beaucoup de mal à exiger de la qualité.
Politiquement, on accueillait les investisseurs à bras ouverts. Celui qui voulait investir pouvait simplement faire tout ce qu’il voulait. Ce sont tout des terrains privés des chemins de fer allemands. – Le Land de Berlin n’a pratiquement plus de terrains propres. Avec 60 milliards de dettes, on a mené une politique foncière catastrophique. On avait une société appartenant au Land, qui n’avait qu’une seule mission…
MW – Vendre ?
RL – Vendre !
MW – Le territoire du Mur a également été jeté dans le même panier ?
RL – Bien sûr que oui. On s’est contenté de vendre. Une politique désastreuse. Mais aujourd’hui, Berlin s’agrandit, les loyers augmentent, les gens ne peuvent plus les payer et la ville ne dispose plus de ses propres terrains.
Il y a cinq ans, le Erbbaurecht a été réintroduit : [La ville] n’a désormais plus le droit de vendre des terrains. Mais on peut oublier une politique foncière active. La ville ne peut plus se permettre d’acheter des terrains. Berlin a fait beaucoup d’erreurs. C’est de la folie. En même temps, cela était dû à une situation d’urgence. On ne peut pas non plus faire des reproches sans fin aux hommes politiques de l’époque. – Vaste sujet ! Bref, tout cela a été développé avec des investisseurs privés.
Mais en 2017, on a introduit le modèle de développement coopératif des terrains à bâtir. Cela signifie qu’il est désormais possible d’exiger 30 % de logements abordables par le biais de contrats d’urbanisme. Cela a été possible parce que l’on a réintroduit l’aide au logement, qui avait été mise de côté en 2004, ce qui était également une folie à l’époque. Tout a été subordonné à la politique d’austérité.
MW – Merci beaucoup pour ce très long entretien et pour tout le temps et les connaissances que vous avez généreusement mis à disposition.
L’entretien a eu lieu le 20 avril 2022 à l’Institut Urban Landscapes de la ZHAW à Winterthour. Il fait partie d’un travail de Matthias Wyssmann dans le cadre du CAS «Paysage urbain» (direction : Prof. Regula Iseli, M.Sc. Anke Domschky).